M. Pavillon: Itinéraires de femmes

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Titel
Itinéraires de femmes et rapports de genre dans la Suisse de la Belle Epoque.


Herausgeber
Pavillon, Monique
Reihe
Les Annuelles 10
Erschienen
Lausanne 2007: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
391 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Nora Natchkova

Telles les pièces d’un puzzle, onze études de parcours de vie reconstituent les contours du réseau intellectuel féminin-féministe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. L’ouvrage collectif, dirigé par Monique Pavillon, dresse également le tableau des tensions sociales qui secouent la société suisse romande au tournant du XXe siècle. Structuré en deux parties, le recueil regroupe des condensés de travaux de mémoires, défendus entre 1997 et 2003, et des articles issus d’un séminaire de recherche portant sur les écrivaines romandes de la fin du XIXe siècle. Dans le champ historiographique suisse en friche, ce livre, richement illustré par un matériel archivistique littéraire, iconographique et provenant de fonds privés, constitue un jalon précieux de la connaissance et appelle la poursuite des recherches dans le domaine des rapports de genre.

Au premier abord, le lien entre les articles réside dans cette façon d’aborder une analyse des rapports sociaux de sexe à travers des itinéraires de femmes et de quelques hommes, artistes, enseignant·e·s, peintres ou paysan·e·s du Tessin. Cependant, l’unité de l’ouvrage va bien au-delà: il s’en dégage pour le moins trois thèmes forts, autant d’axes de relecture de l’histoire de la société romande de fin de siècle.

Ainsi, en premier lieu apparaît au fil des articles le rôle – conscient ou inconscient – joué par les protagonistes du christianisme social-protestant bourgeois dans l’instruction et la formation intellectuelle des femmes. Il semble être un paradigme à la base de l’engagement féministe de plus d’une des femmes dont l’histoire est contée dans ces contributions. En effet, autant l’École Vinet, créée en 1839 (Chloé Issenmann, pp. 16 ss.), que l’École secondaire et supérieure des jeunes filles du canton de Genève, créée en 1847 (Fiorella Castanotto, pp. 86 ss.),mais aussi les différentes associations féminines fondées par les filles et/ou épouses d’un certain nombre de notables genevois et vaudois (Corinne Dallera, pp. 128 ss.; Monique Pavillon, Céline Schoeni, pp. 284 ss.) sont des institutions qui, afin de s’opposer aux bouleversements liés à l’industrialisation, ont comme objectif d’instruire les femmes et les jeunes filles. Ces structures sont donc en partie très conservatrices et insistent sur la morale et la bonne préparation des femmes à leur future vie d’épouses. Néanmoins, en donnant accès au savoir – dans son acception la plus large – ainsi que par la mise en commun d’idées et de pratiques (Marc Vaucher, pp. 303 ss.), ces mêmes structures fournissent un terreau riche à la conscientisation et à la politisation des femmes qui y prennent part, à l’instar de Marie Butts, enseignante à l’École Vinet (Issenmann, pp. 37 ss.).

Le deuxième enjeu structurant les rapports sociaux de sexe, mis en avant dans cet ouvrage collectif, est l’enjeu économique. Les institutions scolaires dans les cantons romands ambitionnent de former les jeunes femmes à un métier «honorable». L’Union suisse des arts et métiers s’applique à l’élargissement des formations professionnelles aux filles (Dallera, p. 125). Par ailleurs, à la tête des structures des écoles pour filles, ce sont des femmes qui occupent une bonne partie des emplois. L’émergence des métiers de vente, mais aussi l’avènement de l’édition comme marché qui crée des emplois salariés dans l’écriture, sont deux autres domaines qui drainent de nombreuses femmes vers l’activité lucrative (François Vallotton, pp. 222 ss.; Monique Pavillon, Véronique Czaka, pp. 235 ss.). Un constat peut être ainsi dressé, constat dont on peine encore à prendre la juste mesure: les secteurs économiques afin de se développer nécessitent la main d’oeuvre féminine. Il ne s’agit donc pas d’empêcher les femmes de travailler, mais de les maintenir dans un rôle subalterne. L’utilité de la division sexuelle est en ce sens explicite: précariser l’accès à l’emploi et baisser les rémunérations (Issenmann, p. 25, Pavillon, Czaka, pp. 273 ss.). Néanmoins, l’évolution du système économique et social, ici la crise économique des années 1874 à 1890, opère à un glissement dans les rapports de genre. À ce titre, l’émigration en masse des hommes tessinois à la fin du XIXe siècle s’accompagne d’une redistribution des rôles des sexes. Cette situation conduit à une rigidité encore plus forte de l’ordre social (Anna Benelli, pp. 175 ss.). Un autre exemple, aux effets contraires, est donné par le biais de la distribution des rôles chez les parents d’Émilie Gourd, où la richesse de la famille de l’épouse permet un certain affranchissement de cette dernière du pouvoir du mari, illustre intellectuel désargenté (Castanotto, pp. 56-57).

C’est aussi dans ce sens que l’on peut lire le dernier thème fort qui ressort à la lecture de cet ouvrage: l’ordre social patriarcal permet et instrumentalise l’accès de certaines femmes à des rôles a priori réservés aux hommes, tout en réaffirmant la hiérarchie de genre à l’exemple de Mario ou d’Eugénie Pradez (Séverine Desponds, pp. 321 ss.; Danielle Jaccoud, pp. 345 ss.). Si ces deux écrivaines accèdent – même de leur vivant – à un certain statut social, c’est au prix d’une réaffirmation, prenant des formes différentes, des valeurs sexuées et des valeurs conservatrices d’une société. Simultanément, les membres de cette société s’emmêlent les pinceaux quant à l’attitude à adopter envers ces écrivaines: la plume de Mario est qualifiée de «virile» et Eugénie Pradez est attaquée par les critiques littéraires pour son écriture moralisatrice. Le cas de Violette Diserens, peintre romande, est également emblématique. Si individuellement elle est plus ou moins acceptée par ses pairs de sexe masculin, il persiste un refus systématique et hargneux des femmes constituées en groupe social collectif, ici la Société suisse des femmes peintres, sculpteurs et décorateurs, menaçant de prendre possession des domaines réservés aux hommes (Nicole Schweizer, pp. 156 ss.).

Les pistes de recherches qu’appelle cet ouvrage sont multiples. Parmi elles, la question: comment définir le féminisme en Suisse romande au tournant du XXe siècle? C’est sur la base de travaux de ce type, mais multipliés et rediscutés dans des groupes de recherches que les historien·ne·s pourraient tenter d’en approcher la signification. Un autre thème présent de manière récurrente dans tous les articles est celui du célibat des femmes qui travaillent et qui militent, du célibat ou encore du compagnonnage entre ces femmes. Nous ne disposons actuellement d’aucune étude qui permette de nuancer la prégnance du modèle familial bourgeois. Or, il semble bel et bien remis en question. Connaître cette dimension des rapports sociaux de sexe permettrait notamment d’affiner l’analyse de l’opposition entre mariage et accès au travail salarié.

Il reste à formuler un regret et une remarque sur cet ouvrage, par ailleurs très captivant. Le regret tient au fait que les auteurs·trices recourent peu à la littérature secondaire, hormis les renvois internes à l’ouvrage. S’il est vrai que des études sur la Suisse et en particulier sur la Suisse romande manquent, l’histoire des rapports sociaux de sexe bénéficie depuis une trentaine d’années de réflexions – puisant dans d’autres disciplines et dans l’histoire d’autres pays, celle-ci permet une meilleure compréhension des sources suisses. Quant à la remarque, hélas facile à formuler, elle repose sur l’observation de la perpétuation de certaines logiques. Un siècle et demi après la description de réseaux éditoriaux sexués, la hiérarchie des genres est toujours de mise: aucun des travaux de mémoires paru dans cet ouvrage n’est dirigé par une femme, même si, au moins dans le domaine des rapports sociaux de sexe, ce sont elles qui ont saisi à bras le corps cette relecture historique. La division sexuelle du travail passera-t-elle toujours inaperçue?

Citation:
Nora Natchkova: compte rendu de: Monique Pavillon (dir.), Itinéraires de femmes et rapports de genre dans la Suisse de la Belle Epoque, Lausanne: Editions Antipodes, Les Annuelles 10, 2007, 391 p. Première publications dans: Revue historique vaudoise, tome 116, 2008, p.285-286.

Redaktion
Veröffentlicht am
15.04.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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